Fabrice Thomasseau

Dystopia

 

    Dans le droit fil de la précédente exposition Images en marges, Fabrice Thomasseau prolonge sa réflexion sur l’image  photographique et continue d’interroger le rôle ambigu des discours normés qu’elle véhicule. La peinture, en medium critique, explore, questionne, induit une philosophie du regard qui se sépare des réalités capturées par la photographie pour les inscrire dans une fiction picturale.  Cette narration crée une énigme en phase avec les inquiétudes de notre époque où l’action reste en suspens et l’horreur hors-champ.  On voit des parkings sans voitures, une scène de théâtre désertée, des bâches de chantiers abandonnés, l’ensemble surplombé de caméras inquiétantes qui scrutent le vide. Dans ces décors urbains surgissent les derniers résistants d’une humanité aliénée convaincue par les surenchères de la « démocratie », celle qui a vendu son âme au veau d’or du consumérisme. La philosophie des lumières cherche encore à survivre dans l’ombre, aux franges d’un espoir indécis. Ces êtres vulnérables, exilés dans leur propre solitude, tentent de reprendre goût à la lutte pour échapper aux enclos de béton d’un univers sous surveillance et déconstruire les prisons de la pensée.  Bienvenue en Dystopia !

Z.I. versus visage

Z.I. versus visage

 

Fabrice Thomasseau questionne moins, dans ces confrontations, le heurt qu’une très profonde unité. Dans l’équilibre des volumes, dans la poursuite de la photo sous la peinture et vice versa, dans le continuum subtil des couleurs et des lignes de fuite, dans l’altération unanime des êtres et des choses, tout invite le regard au classique équilibre du monde.


Il y a dans ce travail une haute tension qui nous ramène au dialogue : comme si le visage humain commentait en négatif les friches industrielles, usines désaffectées, tubulures d’acier et de béton, gazomètres, grillages et palissades, scories monumentales du passage de l’homme.


Ce qu’ont de troublant ces tableaux, c’est que, par bonheur, nul message facile ne les résume, nulle antithèse aisée de la chair et du métal. Chacun peut décliner ad libitum toute une kyrielle d’émotions et de pensées fugaces sur le temps et le travail. Conversation féconde entre l’homme et ses monstres.


Verra-t-on assez la fluide harmonie entre visage levé et ce profil d’usine sur l’azur inversé ?

Quand l’artiste prolonge une balafre de rouille d’un visage envahi d’une taie, comment ne pas être saisi par la lèpre du temps, cancers et moisissures, porte des enfers ou patine d’une autre beauté ? Margueritte Duras aimait à dire son visage détruit, en ruine et comme déjà de l’autre côté du miroir. Mélancolie des lieux qu’on aura désertés comme une femme s’abandonne.


Avec les espaces noirs parfois forés d’une cheminée, l’œuvre explore les frontières confuses de l’humain et de l’inhumain. Fin des terres connues. On entre dans l’espace sidéral qui nous fait si petits. Un mur aveugle devient un ciel sans réponse. Alors surgit du vide un visage brouillé d’argile, comme si Dieu était sommé, une fois pour toute, de « revoir sa copie ».


Ces zones où s’aventure l’œil duel du photographe et du peintre, Fabrice Thomasseau les veut d’incertitude. Vanités postmodernes où la rouille et l’estompe tiennent lieu de sablier.

« Les chantiers, écrit Marc Augé dans le temps en ruine, éventuellement au prix d’une illusion, sont des espaces poétiques au sens étymologique : quelque chose peut s’y faire ; leur inachèvement tient d’une promesse ».


Entre passé décomposé et futur reconstruit, les friches industrielles de Fabrice Thomasseau inventent des parois où s’impriment les visages que nous projetons, sur ces zones innommées où l’Histoire a sa part.


Patrick Breton

Diptyque en friche

Diptyque en friche

 

Si tout visage a disparu, rien ne prédispose plus à nous parler de l’homme que ces images symétriquement duelles où la photo le dispute à la peinture et au collage.

Valse muette du haut et du bas, du dedans et du dehors, puissante poésie des lieux où l’on se perd into the wild : roulottes sur cales, intérieurs de cabanes depuis longtemps désertées, matériels à l’abandon, bombonnes de gaz éventées, pneu entassés, plates-formes délabrées.

Tout se passe comme si une catastrophe avait figé là le reste d’activité humaine : on imagine

Les vies âpres, délibérée ou subies, les entreprises avortées dans l’œuf, les agonies longues de ces havres précaires, les départs abattus.


« Il est significatif que les artistes aient besoin, pour imaginer les ruines, d’en faire un souvenir à venir, de recourir au futur antérieur et à une utopie noire, celle d’un désastre qui aura conduit l’humanité à vider les lieux ». ( Marc Augé, Le temps en ruine )


C’est une plate-forme d’usine où l’on croit entendre le soupir plaintif des camions qu’on décharge, c’est le robinet verrouillé par la rouille, un tissu à fleurs que crève une lumière blême, une flottaison de tuyaux incertains ; toutes ces énergies que le Temps a taries, même la cabane perchée oubliée par Icare.

Ce sont encore, à l’extrême de Nous, ces barbelés sinistres qui griffent l’aube d’un corps abandonné, sous l’ocre patinée d’un mur qui nous ressemble.

De ces cabanons éventrés, de ces parois mal planchéiées, il reste comme une palpitation, une mémoire clocharde, l’ultime aveu d’une misère nomade que les années ont recouverte.


Et parfois, à la lisière des palissades, des cabanons oubliés, même de l’enfance, l’œil trouve une ligne de fuite, un horizon ouvert, une trouée de ciel ou de rivière, dans la lumière hivernale qui sied au désespoir. Alors seulement, on respire.



Patrick Breton